Ces lettres flâneuses sont faites de chutes. Comme les chutes de tissu, de bois ou de papier dont on se ressaisit pour en faire autre chose, ces bouts de matière hors projet qui créent de nouvelles résurgences, semblables à des rhizomes d’où apparaissent des surgeons. Ici, ce sont les chutes des journées, les moments inutiles, les rêves en passant, mais aussi les chutes de textes écrits par ailleurs. Je ramasse quelques morceaux des semaines passées et les dispose en patchwork.
Ainsi l’artiste Florence Obrecht a-t-elle récupéré les chutes de tissu d’un atelier de couture de Berlin (la ville où elle réside). Ses collègues de travail s’inquiétaient de ce qu’elle pouvait bien faire de tous ces morceaux. Peut-être elle-même ne le savait-elle pas complètement au départ. Peu à peu raboutés, ils ont fini par se déployer sous la forme de bannières, qui proclament des mondes poétiques, appellent au rêve, rallient des assemblées d’étoiles.

Florence Obrecht, Devinette, patchwork, 2014-2016. Copyright de l’artiste et galerie Valérie Delaunay, Paris.
Je ne déploie pas des bannières, mais assemble quelques morceaux choisis de l’été.
D’abord, le motif du fond du jardin.
Il ne s’agit pas des fonds de jardins artistement aménagés comme tels, mais les flous, les échevelés, les semi-abandonnés. Cet espace indéterminé où le jardin est censé se clore, mais qui ne répond jamais vraiment à cette fonction. Il est d’ailleurs difficile de dire exactement où il commence. On pourrait le définir comme cette zone où l’on ne va qu’occasionnellement — pour un jeu de cache-cache par exemple.
De même, le fond du jardin ne se contente jamais de la haie, du grillage ou du muret qui le matérialise. Il comprend aussi cette marge à partir de laquelle on commence à rêver à ce qui pourrait bien se trouver de l’autre côté. Pour cela, donc, le fond du jardin doit être quelque peu négligé : orties obstinées, prunes tombées d’un arbre voisin, mousse qui envahit le muret, fougères entre les pierres : de quoi nourrir cette imprécision grâce à laquelle il évoque une possible sauvagerie.

Kim Chong-Hak, Untitled, 2017, crayon sur papier. Courtesy Perrotin, Paris. un dessin, presque un croquis, qui nous met le nez à hauteur de fouillis végétal.
Autrefois, au fond de notre jardin, se trouvait un banc en bois qui, à l’époque déjà, était passablement vermoulu. Il semble que, étrangement, personne d’autre que moi ne s’en souvienne. Pourtant le banc se trouvait bien là, non loin des groseilliers à maquereau qui ont disparu à leur tour, moins attractifs que les framboisiers qui se dressent toujours dans le même coin. Si quelqu’un avait l’habitude, jadis, de s’asseoir sur ce banc, il s’est effacé avant que moi-même j’apparaisse. Ce banc aura été un trait d’union entre cette personne et moi.
Au-delà du fond du jardin, souvent s’en trouve un autre : deux zones fabuleuses qui s’approchent mutuellement, sans jamais se rencontrer. En plus de la limite concrète qui les sépare, existe cet intervalle dans lequel le jardin suivant est envisagé comme un univers merveilleux, transgressif et à jamais hors de notre portée (à moins qu’on n’y soit invité — et, en ce cas, c’est notre propre jardin qui revêt ces caractéristiques).

Paul Klee, Wachstum in einem alten Garten, 1919, Privatbesitz Schweiz, Depositum im Zentrum Paul Klee, Bern.
Paul Klee structure souvent ses peintures par des cloisonnements (qu’on peut rapprocher des compositions cubistes). Ici, chaque portion diffracte un élément du jardin ou même de la maison. Ce cloisonnement met ainsi en avant le merveilleux de chaque détail, devenu lui-même une clé vers autre chose.
Un autre morceau de l’été : le porte-parapluie couvert de tessons de vaisselle qui est une curiosité du grenier. C’est une arrière-grand-mère qui l’a confectionné, il y a une centaine d’années de cela, à une époque où l’on jetait encore les détritus au fond des jardins. Les morceaux de vaisselles ressurgissaient avec les pluies ou le bêchage du potager. Morceaux de verre bleu pâle, brisures blanches à festons verts, extrait de paysage avec un nez ou une main, tessons vieux rose à rinceaux en relief, fine porcelaine rouge à pois blancs : le pot témoigne de la vaisselle qui s’est succédée dans le buffet, entre la fin du 19e siècle et le début du siècle suivant.

Florence Obrecht, memory jug Mike Kelley, 2020. Copyright de l’artiste et galerie Valérie Delaunay, Paris.
Pour la prolifique exposition qu’elle a préparée pour la rentrée, Florence Obrecht a justement réalisé (entre autres) des pots qui obéissent à la même technique. Elle a pris pour modèle les memory jugs, tradition populaire aux origines afro-américaines qui consiste à rassembler sur un pot de terre de menus objets ou débris variés (tessons, boutons, coquillages, etc.) à la mémoire d’un défunt. L’artiste, quant à elle, a orné ses jarres de fragments et bouts hétéroclites, perles, étoile phosphorescente, paillettes, pièce de 1 franc, lettres de scrabble, jetons, gadgets en plastiques, qui se rencontrent ici dans un pêle-mêle pétillant et lumineux. C’est un concentré de vies minuscules, constitué de restes du quotidien, babioles venues de l’univers de l’enfance ou celui de la culture populaire, qui créent entre eux un joyeux brouhaha.
Rien de tel dans le sévère porte-parapluie du grenier — que je n’ai jamais connu que là-haut, à l’usage de visiteurs invisibles. Qu’est-ce qui avait pu inspirer à mon ancêtre pot (pratique avant-gardiste du recyclage ou forme vulgarisée de cubisme — puisqu’il ne doit pas en être si éloigné dans le temps) ? Une mode passagère venue de Gaudì ? Ou peut-être était-ce une façon de rassembler les morceaux passés de sa propre vie.
Au grenier se mêlent l’authentique et le factice sans qu’il soit possible de distinguer l’un de l’autre. Ainsi le joug qui repose dans un coin : servait-il de décoration, comme le rouet qui n’a jamais servi, immobilisé au-dessus d’une armoire, ou mon arrière-grand-père en a-t-il un jour accablé l’encolure de ses bœufs ? A côté de statuettes en faux bronze (du plâtre dont la peinture s’est écaillée), une ancienne tête de lit métallique mériterait d’être remise en service. Les araignées y tissent de grands châteaux fantôme.
A vrai dire, c’est cette maison qui en est un, simple maison de village qui a toujours été tenue par ses occupants pour un château — ainsi qu’en témoignent le lourd buffet Henri II de la salle-à-manger et les amours en stuc du plafond. Ce qu’on trouve dans cette maison tient donc tantôt du décor d’opérette, tantôt de l’objet d’usage. Elle a ceci de magique qu’on y rêve sans cesse à ce qu’elle pourrait être — mais qu’elle n’est pas.

Claire Tabouret, Temple, 2012. Confectionné à partir de textiles trouvés dans les poubelles de Beijing. (source image)
Le dernier jour de mon séjour à la campagne, je passe dans le jardin du voisin récupérer un ballon fiché dans la haie. Le voisin est mort il y a un an, très âgé, après avoir vécu là des dizaines d’années. Son jardin est inoccupé. Un grand jardin constitué de deux parties reliées entre elles par un chemin étroit qui, masqué par une haie, longe le fond du nôtre. Dans ce chemin où je n’avais pas mis les pieds depuis des années, je découvre, allongés au sol et en partie envahis par les herbes, une porte en bois ornée d’un pertuis en losange, ainsi que la poutre vermoulue et les pieds démantelés d’un banc de bois.

Porte de fond de jardin (photo personnelle). Tout laisse à penser que celle-ci, improbablement suspendue au-dessus du champ sur laquelle elle donne, est secrètement reliée à la précédente.
L’un des derniers morceaux de ce puzzle biscornu : le figuier. Dans le village, se tient une maison abandonnée, jadis adossée à des remparts qui n’existent plus. Sa façade étroite, dotée d’un escalier extérieur, se recule au fond d’une courette. Contre l’escalier a poussé un figuier, qui prolifère d’année en année. Aujourd’hui, presque entièrement dissimulé sous les feuilles duveteuses, l’escalier ne laisse plus apparaître que le pommeau de métal de sa rampe, en forme (ainsi que l’indique le nom) de pomme de pin.
Et puis enfin un autre figuier, celui d’une autre maison, dans un autre village, loin de là. Chaque année, infatigablement, à la mi-août, il nous offre ses fruits. L’arbre se trouve sur une pente, dans un jardin qui, lui, n’a pas vraiment de fond : c’est plutôt un chemin qui serpente et vient s’intriquer avec les parcelles des voisins. Ombre bienfaitrice dans la chaleur, corne d’abondance, arbre de vie, avec la chair rouge de ses fruits, il incarne à lui tout seul la puissance du mois d’août.

Page de carnet de Villard de Honnecourt. D’un pays à l’autre, ce maître d’œuvre du 13e siècle dessinait ses propres trouvailles ou celles qu’il rencontrait. (Source Gallica)
La ville que j’habite forme une plaine du côté de la Seine, et s’élève en coteaux dès qu’on va un peu vers les terres. On en sort notamment par un boulevard qui monte en larges lacets. Entre chaque portion de ce boulevard au trafic intense, les maisons se massent les unes contre les autres . Certaines sont en pierres meulières, d’autres habillées de vigne vierge, ou de style art déco avec un bow-window. D’étroits escaliers percent le massif des maisons. Ils sont le seul accès possible aux maisons en retrait, nichées tout au milieu des autres et qu’on ne fait qu’entrevoir. Chez ces dernières, il arrive que la porte soit masquée par un rideau de lanières multicolores. Tout en bas du boulevard, un vieil immeuble, dont le premier étage a été surélevé pour compenser la pente, voit son portail d’entrée démesurément étiré.

Portes, escaliers retirés, chemins qui serpentent, je pourrais même parler de la végétation (lierres et liserons) qui courent sur les marches et les masquent. Ma lettre serait donc bouclée. Mais la pièce s’ajuste mal.
Lors de la rédaction de ces lettres, survient un moment où la coïncidence entre les pièces du puzzle, que je croyais bonne, se montre imparfaite — avec ce rien de décalage qui révèle une erreur de calcul quelque part. Voici donc où j’en suis.
Je reprends alors ma marche et profite d’un portail ouvert pour me faufiler entre les maisonnettes du boulevard. Les escaliers sont semi-privés, raides comme ceux d’un fort, agrippés à la pente entre deux murets. Et puis un chat s’échappe d’une bouture de figuier. Voilà le petit bout manquant à mon puzzle. Les escaliers se glissent encore entre deux murs presque aveugles et ressortent sur l’autre portion de boulevard, comme si de rien n’était.

Panier de figues, villa de Poppée, Oplontis, 79 av. J.-C.